Dans notre société hyperconnectée, un phénomène a émergé ces dernières années et s’est rapidement répandu sur les réseaux sociaux : le sharenting. Ce terme, contraction de « share » (partager) et « parenting » (parentalité), désigne la pratique consistant à publier régulièrement des informations, photos et vidéos de ses enfants sur internet. Ce qui peut sembler être un geste anodin d’amour parental cache en réalité de nombreux risques pour la sécurité et le développement des enfants. Comprendre ces dangers et adopter les bonnes pratiques devient essentiel pour protéger les plus jeunes dans l’ère numérique.
L’ampleur inquiétante du phénomène
Le sharenting est devenu une pratique extrêmement répandue à travers le monde. Selon diverses études, plus de 80% des enfants ont une présence numérique avant l’âge de deux ans, créée par leurs parents. En moyenne, un enfant apparaît sur plus de 1000 photos en ligne avant même d’avoir atteint l’âge d’utiliser les réseaux sociaux. Cette surexposition précoce et non consentie soulève d’importantes questions éthiques sur le droit à la vie privée des enfants.
Les motivations des parents sont généralement bien intentionnées : partager des moments de bonheur, garder contact avec la famille éloignée, ou simplement documenter les étapes importantes du développement de l’enfant. Certains parents influenceurs vont même jusqu’à construire une véritable économie familiale autour de l’image de leurs enfants. Toutefois, peu d’entre eux réalisent pleinement les conséquences potentiellement néfastes de cette exposition.
Les dangers concrets du sharenting
Le premier risque évident est celui du vol d’identité. Les informations partagées en ligne constituent une mine d’or pour les cybercriminels telles que :
- date de naissance,
- nom complet,
- école fréquentée,
- lieu de résidence.
Des études montrent que plus de 60% des cas de vol d’identité d’enfants sont liés à des informations rendues disponibles par les parents eux-mêmes.
La pédocriminalité représente une autre menace grave. Les photos d’enfants, même les plus innocentes, peuvent être détournées et réutilisées sur des sites malveillants. Les algorithmes des réseaux sociaux facilitent parfois cette redirection vers des individus mal intentionnés. Des chercheurs en cybersécurité ont découvert que des photos d’enfants prises dans un contexte familial étaient retrouvées sur des forums pédocriminels dans les 36 heures suivant leur publication.
Le harcèlement numérique est également un risque majeur. Les enfants dont les moments embarrassants ou intimes ont été partagés peuvent devenir la cible de moqueries à l’école ou en ligne. Ces contenus peuvent resurgir des années plus tard, notamment à l’adolescence, période déjà compliquée sur le plan identitaire. Ce droit à l’oubli est pratiquement inexistant une fois que les contenus ont été largement diffusés.
Les conséquences psychologiques à long terme
Au-delà des risques immédiats, le sharenting peut avoir des impacts psychologiques durables sur les enfants. En grandissant, ils peuvent ressentir une violation de leur intimité et une perte de contrôle sur leur image publique. Ce sentiment d’impuissance peut affecter leur confiance en soi et leur capacité à définir leurs propres limites dans leurs relations futures.
La construction identitaire peut également être perturbée. Les enfants exposés très tôt sur les réseaux sociaux grandissent avec une identité numérique préfabriquée qu’ils n’ont pas choisie. Ils peuvent éprouver des difficultés à se forger leur propre personnalité, distincte de celle présentée en ligne par leurs parents. Cette empreinte numérique imposée peut créer un décalage entre qui ils sont réellement et comment ils sont perçus.
Des études en psychologie de l’enfant montrent également que cette exposition constante peut engendrer une pression de performance. Les enfants comprennent rapidement que certains comportements génèrent plus de « likes » ou de commentaires positifs, ce qui peut les pousser à agir pour plaire plutôt que selon leurs véritables émotions. Cette dynamique risque d’entraver le développement d’une authenticité émotionnelle saine.
Le cadre juridique insuffisant
Malgré ces risques avérés, le cadre légal entourant le sharenting reste largement insuffisant. Bien que des lois comme le RGPD en Europe offrent théoriquement une protection des données personnelles, leur application au contexte familial demeure floue. Les enfants se retrouvent dans un vide juridique où leurs droits à la vie privée sont subordonnés à l’autorité parentale.
Plusieurs pays commencent toutefois à s’emparer du sujet. La France, par exemple, a récemment renforcé les dispositions concernant le consentement numérique, rappelant que les parents ont une responsabilité dans la protection de l’image de leurs enfants. Certains tribunaux ont même tranché en faveur d’enfants poursuivant leurs parents pour atteinte à leur vie privée.
Cette évolution juridique témoigne d’une prise de conscience progressive, mais le chemin vers une véritable protection reste long. Les plateformes elles-mêmes tardent à mettre en place des mécanismes efficaces pour contrôler ce type de contenus. La responsabilité repose donc principalement sur les parents, premiers gardiens de la sécurité numérique de leurs enfants.
Précautions et bonnes pratiques à adopter
Face à ces risques, adopter une approche de partage responsable devient essentiel. La première règle d’or consiste à limiter drastiquement la quantité d’informations personnelles partagées.
Éviter absolument de mentionner les noms complets, dates de naissance précises, adresses ou écoles fréquentées constitue une protection de base importante.
La gestion des paramètres de confidentialité est également décisive. Privilégier des groupes privés ou des plateformes sécurisées plutôt que des publications publiques permet de mieux contrôler qui a accès aux contenus. Vérifier régulièrement ces paramètres est nécessaire, car ils changent souvent lors des mises à jour des plateformes.
Demander l’avis de l’enfant dès qu’il est en âge de l’exprimer représente une démarche respectueuse fondamentale. À partir de 6-7 ans, un enfant peut déjà comprendre les implications d’une photo partagée en ligne et devrait pouvoir exercer un droit de regard. Cette pratique renforce son autonomie et lui enseigne l’importance du consentement.
La qualité plutôt que la quantité devrait guider les publications. Se demander systématiquement si une photo ou une information apporte réellement quelque chose avant de la partager permet de filtrer efficacement. Se poser la question simple : « Serais-je à l’aise si mes propres parents avaient partagé cela à mon sujet? » offre souvent une perspective éclairante.
Des alternatives au sharenting traditionnel
Heureusement, des alternatives plus sécurisées existent pour partager les moments précieux sans compromettre la sécurité des enfants. Les applications de partage familial privé comme FamilyAlbum, Tinybeans ou 23snaps offrent des environnements contrôlés où seules les personnes invitées peuvent accéder aux contenus. Ces plateformes disposent généralement de fonctionnalités de sécurité renforcée.
La création d’albums photo physiques connaît d’ailleurs un regain d’intérêt face aux risques numériques. Ces supports tangibles permettent de conserver les souvenirs précieux sans exposition en ligne. De nombreux services proposent désormais d’imprimer facilement des albums à partir de photos numériques.
Certains parents adoptent également la pratique du « sharenting anonyme », en partageant des photos où l’enfant n’est pas identifiable (de dos, partiellement visible) ou en utilisant des émojis pour masquer son visage. Cette approche permet de partager l’expérience parentale tout en préservant l’anonymat de l’enfant.
Vers une éducation numérique partagée
Au-delà des précautions individuelles, une véritable prise de conscience collective s’avère nécessaire. Les établissements scolaires commencent à intégrer dans leurs programmes d’éducation numérique des sensibilisations aux risques du sharenting, tant pour les enfants que pour les parents. Ces initiatives contribuent à créer une culture du respect de la vie privée dès le plus jeune âge.
Le dialogue intergénérationnel autour de ces questions devient également essentiel. Les grands-parents et autres membres de la famille, souvent grands partageurs de photos, doivent être inclus dans cette réflexion. Établir des règles familiales claires concernant le partage de photos d’enfants permet d’harmoniser les pratiques au sein de l’entourage.
Les pédiatres et professionnels de l’enfance jouent également un rôle croissant dans la sensibilisation. Certains intègrent désormais des recommandations sur l’exposition numérique lors des consultations régulières, reconnaissant l’impact potentiel sur le développement et le bien-être global de l’enfant.
Être parent à l’ère du numérique : un équilibre à trouver
Être parent à l’ère des réseaux sociaux représente un défi inédit que les générations précédentes n’ont pas eu à relever. Trouver l’équilibre entre partage et protection demande une réflexion constante et une adaptation aux évolutions technologiques rapides. Cette nouvelle dimension de la parentalité requiert vigilance et apprentissage continu.
La modération reste probablement le maître-mot dans cette quête d’équilibre. Célébrer les moments importants tout en respectant l’intégrité numérique de l’enfant constitue un objectif raisonnable. Certains parents choisissent par exemple de limiter les publications à quelques occasions spéciales par an, réduisant ainsi considérablement l’empreinte numérique de leurs enfants.
L’exemple parental joue également un rôle déterminant dans la relation future de l’enfant avec les médias sociaux. En démontrant une approche réfléchie et respectueuse du partage en ligne, les parents posent les bases d’une citoyenneté numérique responsable que leurs enfants pourront adopter à leur tour.
Une responsabilité partagée pour un avenir numérique plus sûr
En définitive, la question du sharenting nous invite à repenser fondamentalement notre rapport à l’image et aux données personnelles à l’ère numérique. Ce qui est en jeu va bien au-delà de simples photos de famille : il s’agit du respect de l’identité en construction des générations futures.
Parents, plateformes, législateurs et société civile portent une responsabilité collective dans la création d’un environnement numérique plus sécurisé et respectueux pour les enfants. Chaque acteur a un rôle à jouer pour que la technologie reste au service du bien-être familial plutôt qu’une source potentielle de préjudice.
La première génération d’enfants massivement exposés sur les réseaux sociaux atteint maintenant l’âge où elle peut s’exprimer sur cette expérience. Leurs témoignages émergents constituent de précieux enseignements pour affiner nos pratiques et construire une culture du consentement numérique plus robuste pour l’avenir.